Nouvelle.
Dehors, la vie. Le bruit du monde, le défilé compassé des êtres en transit, qui se croisent et se bousculent dans l’urgence et l’anonymat. Le vent balaye d’un soufflet la masse homogène de leurs corps en action et laisse place à une quiétude transitoire, aux secondes comptées. A travers la verrière, la jeune femme observe, amusée, ce ballet aux rituels immuables. La pluie, en un léger crachin, vient piqueter la vitre de gouttelettes ruisselantes qui esquissent sur la paroi lisse des formes étranges. Le temps coule, lentement, avec ce flegme hivernal propre aux soirées de Décembre. La chaleur des lieux contraste ostensiblement avec le frimas de saison ; l’instant semble se suspendre, comme figé par le froid de ces derniers jours de l’année. Intensément plongée dans ses pensées cacophoniques, elle ne remarque pas l’ombre feutrée qui s’avance au coin de la rue.
Le promeneur solitaire interrompt tout à coup son périple crépusculaire, lève instinctivement le regard et, comme mû par une force imperceptible le pose au loin sur cette séduisante silhouette qu’il aperçoit derrière l’embrasure de cette demeure faiblement éclairée. La lune naissante ceint d’un halo diaphane le profil de l’inconnue, entourant ainsi d’un mystère teinté la scène. Il s’approche à pas sourds de l’objet de ses contemplations nocturnes, craignant le geste brusque qui ferait sortir de son recueillement la Ténébreuse.
Ses yeux ne peuvent se détacher du tableau que la lumière dessine, trait après trait : la longue chevelure aux reflets auburn d’abord, comme une cascade irisée mourant sur la chute de ses reins. Les courbes fécondes de son corps, impavide pour l’heure, attisent en son ventre le feu ardent du désir le plus farouche. Puis, l’ovale de son visage aux contours charnus, donnant à l’impénétrable demoiselle des allures séraphiques. Sa bouche couleur groseille, ses mains fines et délicates, sa taille voluptueuse, et enfin, telles deux pierres serties venues parer l’ensemble de cette œuvre, ses yeux en amande dont il devine sans effort l’intense gravité.
La voûte céleste devient alors le théâtre de la plus implacable des foudres ; elle s’abat sur lui, démesurée. Elle est violence et clameur, elle arrache dans un éclair le cœur de son thorax. L’emprise magnétique qu’exerce la Mystique sur les sens de l’homme transi d’émoi l’exhorte à l’impuissance. Et son être, de chaque parcelle épidermique vibre, intempérant cependant que l’égérie, dans un soupir mélancolique, clos les paupières.
L’homme, bouleversé par sa fragilité aveuglante la dévisage sans pudeur. Il lui semble que le temps n’est plus, que la Terre devient socle mouvant sous ses pieds, que le froid de Décembre n’est qu’une brise tiède sur sa peau engourdie. Le songe éveillé prend brutalement fin lorsque la belle s’éloigne et rejoint la clandestinité de son antre familier. Poussé par le manque et la convoitise comme un loup aux abois, l’homme s’aventure plus avant afin de glaner encore quelques bribes de cette chimère que la pénombre lui vole. Il longe la façade, rempart inaccessible, et au risque de se faire surprendre, parade nerveusement sous les fenêtres de cette apparition surnaturelle. Il épie à s’en meurtrir la rétine le moindre mouvement, tend l’oreille à chaque résonance, et ses muscles tendus comme un arc un jour d’affrontement endolorissent ses membres sous tension.
L’Invisible torture malignement l’homme par son absence tenace. Il ne la connait que depuis une poignée d’étoiles, mais il découvre par elle ce vide abyssal irrévélé en lui, que nulle autre jusqu’alors n’avait su faire naître. Insoutenable défection qui creuse un peu plus du sceau de la privation sa mine sillonnée. Désemparé, il se résout à déserter les lieux, le pas alourdi par le poids de l’abstinence contrainte et la nuit, implacablement, reprend ses droits. Le souvenir de l’Absente guide ses pérégrinations nébuleuses, errances hasardeuses où il se perd en escapades fantasmagoriques.
Le toit du Monde revêt sa pèlerine d’ivoire : peu à peu, les nuages en brumaille quittent l’azur et semblent affleurer jusque sur Terre. L’homme relève le col de son veston, baisse la tête pour faire face à l’autan qui, à chaque bourrasque, soulève les pans de tissu qui peinent à réchauffer sa chair éprouvée, et traîne son spleen d’impasses en ruelles.
L’amour-foudre se déchaîne sous sa peau : il bat tempête, chavire son sang, ébranle son âme. L’homme au teint devenu blême, subit le joug de l’exode et de l’aliénation. Les sentiments s’entrelacent, semant le désordre dans son esprit : comment peut-on reprendre le cours d’une si morne existence quand on vient tout juste d’acquérir la certitude que le Paradis existe ? Il aura suffi d’un unique regard pour que volent en éclats des décennies d’une destinée fantomatique. D’une étincelle éblouissante, qui redonne la vue à qui s’aveugle de fables et d’illusions. Il est de ces fractions de vie où la clarté d’une évidence balaie les impiétés les plus funestes : l’homme croit. Il a foi en son cœur, en ses élans éperdus qui le transportent là où jamais encore il n’est allé. Une contrée inexplorée, un îlot vierge des déconvenues du présent, un oasis sur lequel déposer ses mânes inapaisés.
Porté par la tornade d’amour qui se soulève et gronde en lui, il rebrousse chemin dans un vertige et court contre le vent comme un damné que le Malin poursuivrait. L’allure effrénée que prend sa course a raison de son souffle : l’homme se penche, pose ses mains sur ses cuisses et inspire profondément. Il se redresse après quelques secondes, le cerveau et le cœur au bord de l’asphyxie. Ce ne sont pas ses pas endiablés dans la sombreur hiémale qui soulèvent sa poitrine et martèlent de coups son sternum, mais l’exaltation fébrile de sa présence en cet espace hanté par la Dame de ses pensées. Il s’écroule, éreinté, sur le trottoir qui fait face à la demeure toujours plongée dans l’obscurité, enserre ses genoux entre ses bras et lève les yeux vers l’horizon.
Le calme de la rue endormie adoucit le mal des tourments intimes qui le rongent. Les heures taciturnes défilent sans qu’il songe un instant à quitter ce poste d’observation privilégié qu’il s’est choisi, et dont il s’accommode aisément malgré le froid et l’ankylose. Il lui semble que plus rien d’autre n’a de sens ici-bas que la lente succession de ces silences lunaires aux mille accents, que la douce caresse des rayons de l’astre éclipsé qui ranime son être alangui : il veille sa Belle jusqu’à l’aurore.
La cité, lentement, sort de sa torpeur noctambule. L’homme perçoit, au loin, l’écho des vivants : à quelques mètres de là, un chien qui, faiblement aboie. L’agitation discrète des maisons qui s’éveillent au point du jour. Le grincement des volets que l’on déplie, le crissement des roues sur le gravier dans la cour avoisinante, le chant des oiseaux qui gazouillent au levant. Les réverbères de la ville clignent puis luisent, nimbant ainsi de moirures oscillantes la demeure de l’Adorée : l’homme s’en approche, précautionneusement.
Il se sent chasseur et proie tout à la fois, les sens à l’affût et l’adoration aux aguets. La porte du refuge s’entre ouvre, subreptice espoir d’une luisance souveraine, et l’homme, soudain tombe en déraison. Derrière le portique tout près, il réfugie, empressé, sa peur et son tumulte, le poitrail palpitant comme après une ruée éperdue. Le soleil projette sur l’écran de l’aube issante la silhouette de la Merveille, en ombres chinoises harmoniques et évanescentes. Ses pas sur le bitume, aériens, entonnent une ritournelle en cliquetis dont lui seul sait entendre la mélopée ténue, à chaque foulée. L’Icône s’évanouit au détour d’un boulevard, et l’homme statufié, la regarde se fondre dans la mosaïque de jaune et de rouge que forment les rayons de soleil matinaux sur la fresque urbaine, qui doucement reprend vie.
Il ne sait plus penser, il ne peut plus bouger. Doit-il la suivre ou bien prier pour son retour ? Courir à sa rencontre, lui parler ? Juste quelques mots ! Ou bien se taire, et encore rêver ? La fourmilière humaine, en fracas et bousculades, enfle et ressuscite. L’homme s’affaire à la hâte, aux abords du sanctuaire, redoutant d’être ainsi exposé à la suspicion implacable des passants coutumiers. Puis il quitte l’endroit, sans se retourner, un sourire sibyllin fiché au coin des lèvres.
A la nuit tombante, la jeune femme au regard obscurci regagne son foyer, tête fléchie, la chevelure en broussaille. Sur le pas du logis, chatoient en panache et faisceaux chamarrés des fleurs par dizaines. Un morceau de papier blanc, noirci d’une brève missive accompagne l’offrande : « Je vous aime, je reviendrai ». Elle rassemble soigneusement ces trésors épars, cette épître aux allants passionnés, puis referme la porte. Dans l’ombre de son repaire, son visage éteint bientôt s’enlumine. Elle sourit au passé, et tremblante d’une folle espérance, elle aspire à demain.